
"Le film d'escalade : synthèse historique & critique"
Désormais, à l'ère du sport spectacle, quasiment toutes les pratiques sportives ont leur pendant en film.
Mon propos n'est pas ici de questionner la cinégénie du sport (se référer, pour la question, à l'excellent article de Charles Tesson, "Filmer le sport") mais de nous demander en quoi le film véhicule la philosophie du sport en l'état.
Autrement dit, percevoir dans les films d'escalade (puisque c'est ce qui nous intéresse tous) ce qui dénote d'une certaine tendance de la pratique de ce sport, qui comme chacun le sait, a beaucoup évolué. Et déceler une telle évolution s'inscrit assurément dans une démarche historique, aussi modeste soit-elle.
Le film d'escalade, dit-on, est né avec La vie au bout des doigts, du regretté Jean Paul Janssen.
Ainsi ce genre, avec ses règles propres, serait vieux d'une vingtaine d'années. Vingt ans durant lesquels les films appartenant à cette famille se sont considérablement modifiée ; modification aussi confuse que variée où l'on peut dégager trois grandes étapes :
- L'escalade, " mode de vie "
- L'escalade, " art et danse "
- L'escalade, " délire sportif "
Ce ne sont évidemment des courants aux frontières assez floues et donnés à titre indicatif puisqu'ils n'ont pas été définis en tant que tels à l'époque, comme le sont généralement les mouvances artistiques contemporaines. Ainsi, il s'agit d'éviter l'écueil du catégoriel et du catégorique.
L'escalade, " mode de vie "
" L'escalade, plus qu'un sport un mode de vie " : cette phrase, désormais mythique, de Patrick Edlinger, est évidemment représentative de la première étape. Celle-ci fut inaugurée avec La vie au bout des doigts (le titre est déjà tout un programme...), film d'escalade au succès encore inégalé (sélectionné pour les Oscars) et qui a propulsé le jeune Edlinger au rang de star médiatique parce que emblématique d'une marginalité encore inédite (le paradoxe de l'exclu métamorphosé en icône sociale fait toujours sourire...).
Il faut avouer que le film est très réussi et qu'il touche encore le spectateur actuel, sans doute parce qu'il réveille en lui les utopies refoulées de mai 68. En effet, le film de Janssen et Edlinger supporte une philosophie assez physiocratique (proche de Rousseau et de son retour à la terre tellement désiré).
Il vante les valeurs du nomadisme, de la vie en pleine nature, " du sandwich et du verre d'eau " dressés comme un rempart face aux tentacules de la société de consommation. L'escalade est donc ici largement politisée, voire idéologisée. Elle sert de prétexte à la défense d'un idéal anticonformiste, elle est perçue comme un authentique défi face à un matérialisme expansionniste.
Edlinger revendique d'ailleurs dans le film le peu de besoins matériels qu'il a, son bonheur étant vu comme un état d'esprit, celui d'une adéquation sans concession à sa passion. Et l'on voit que l'idole populaire et archétype du militantisme, José Bové, n'a rien inventé, sinon qu'il a changé de cheval de bataille et optimisé sa stratégie de communication. Mais bon, ce n'est pas le propos.
Si La vie au bout des doigts supposait un message idéologique, elle n'en excluait pas moins une thèse d'ambition artistique : celle de " la chorégraphie minérale ". D'ailleurs, le deuxième volet du diptyque d'Edlinger et Janssen, Opéra Vertical, insiste d'avantage sur l'escalade perçue comme un véritable " huitième art " (c'est le nom du club d'escalade belfortain), ce qui sera la deuxième étape du genre. Sans vouloir revenir sur les rapports entre l'escalade et la danse (le rocher dicte les gestes, le minéral démiurge : la thématique est si large qu'il faudrait envisager un autre article), il est intéressant que noter l'ambition du message de ces deux films. Ils revendiquent un sport qui n'en serait pas un, l'escalade comme le support d'une idéologie sociale et d'une pratique créatrice inédite. Le moins que l'on puisse dire, c'est que l'on ne prenait pas à la légère l'avènement de l'escalade libre. Bien au-delà d'une simple dépense physique, elle s'est élaboré en système, associée d'une démarche utopique, un miroir de désirs juvéniles. Juvéniles car, a posteriori, ces thématiques naguère développées semblent un peu naïves, visiblement d'emprunt à un esprit rebelle adolescent, évidemment marqué par la B-Generation et la contre-culture (fuite du monde des adultes corrompu par le travail, rapport symbiotique avec la nature, amour, eau fraîche et marijuana, ...).
L'escalade, " art et danse "
Si l'escalade s'est affichée d'entrée comme un manifeste générationnel, un idéal exaltant la marginalité sociale (comme les sports de glisse), la pratique compétitive a néanmoins voulu s'y immiscer. Face à cette volonté de " sportivisation " (Alain Loret) de certains, d'autres ont répondu par le célèbre " Manifeste des 19 " où ils s'engageaient à ne pas participer à ces compétitions, comme si elles reniaient l'originalité fondatrice de leur sport. Bien peu s'y sont tenus (même pas Edlinger), sauf le cas exceptionnel de Patrick Berhault. Comme Antoine Le Ménestrel qui avait désapprouvé le " Top 30 " de Vertical (1988) car il y voyait une tentative d'immiscer un classement dans un sport qui traditionnellement le refuse, Berhault, en opposition aux compétitions et aux cotations, se dirige vers la danse escalade. Le Ménestrel monte une compagnie (Le Lézard Bleu) et des spectacles, Berhault se consacre à un film, "Danseurs Etoiles". Ce film, superbement chorégraphié, est symptomatique du déplacement de l'escalade du manifeste idéologique au spectacle créatif. Non que l'ambition soit moindre, mais elle se tourne vers le champ artistique et les problématiques de la représentation : on se situe désormais plus dans la question du " comment montrer " que dans celle du " comment vivre ".
L'escalade veut s'affirmer esthétique d'avantage que politique. Assurément, ce processus se situe dans une logique d'adjonction et ne se pose pas en rupture face à la première étape.
Un film comme Bambous, avec Isabelle Patissier, s'inscrit également dans la même démarche. On retrouve le jeu du solo cher à Edlinger, la volonté de bien grimper (on voit Patissier s'appliquer à esthétiser son escalade sur un échafaudage de bambous d'Extrême-Orient), mais l'idéologie nomade est plutôt galvaudée. Patissier est plutôt montrée comme une star occidentale, assez frimeuse, admirée à souhait par les ouvriers asiatiques ébahis.
Ici, la marginalité sociale procède par une mise en position de supériorité par rapport à la masse prolétaire, montrée comme naïve et uniforme, on s'éloigne radicalement des humbles démarches d'exclusion d'Edlinger. Comme si l'escalade danse commençait à trahir les aspirations utopiques engagées naguère défendues par La vie au bout des doigts.
Ce cheminement inéluctable, celui du reniement, sinon de l'oubli, de ce qui avait fait l'escalade libre, il y a vingt ans, s'accélérera. L'escalade devenait un sport comme les autres, on allait en falaise comme d'autres au gymnase. Ainsi, la rupture sera consommée pendant les années 90 au vue des derniers films d'escalade que l'on a pu voir.
L'escalade, " délire sportif "
D'abord, la série assez précurseur des Masters of Stone, où rien que le titre est significatif du moindre respect que l'on porte au rocher, loin d'un certain rapport de modestie voire de soumission face à un minéral divinisé (Edlinger). Les quatre films américains portent bien plus un message de domination du naturel, on y défie le rocher et le vide comme une équipe adverse, L'escalade se perçoit comme une succession de challenges tous plus funs les uns que les autres. On insiste beaucoup sur les cotations et l'on ne montre que des voies extrêmes (le huitième degré est quasi impératif alors qu'Edlinger, pourtant déjà très fort, se contentait d'être filmé dans des 6c). On ponctue les séquences d'escalade filmées comme des clips (musique Hard Rock) par des délires ludiques : saut à l'élastique, solos chronométrés (Dan Osman, évidemment décédé depuis), combat entre des grimpeurs sur une falaise (l'arène est le rocher, le grimpeur, gladiateur des temps modernes).
Les français s'empressent de s'en inspirer et le même type de film apparaît. On délaisse de plus en plus le rocher, on filme des séances endiablées de pan (Zhâa), on privilégie le bloc, plus facile à filmer et souvent plus spectaculaire (les jetés par exemple). On ne filme plus guère le Verdon, trop démodé (à part l'hommage raté de Berhault et Edlinger aux années " canyon " dans Verdon Forever ). Les falaises à la mode sont privilégiées ; il est d'ailleurs assez ahurissant de voir le nombre de fois que l'on a pu voir Super Plafond et Bronx, deux 8c+ vraiment laids. Et si l'on montre des voies plus faciles, c'est souvent un prétexte à filmer de belles grimpeuses... Les films anglais se démarquent de cette propension générale vers le fun (à part l'assez réussi The Real thing, succession de blocs extrêmes sur un rythme techno), et parviennent à réaliser des films qui savent conjuguer l'escalade actuelle avec ses traditions fondatrices.
Ainsi, les films du l'insolite Johnny Dawes (un des rares cas de grimpeur réalisateur) font preuve d'une véritable originalité. Dans Stone Monkey , il retrace sa genèse, l'itinéraire d'un grimpeur d'exception. Il nous explique comment l'école buissonnière était inévitable quand il était pris de cette pulsion simiesque (voire les séquences rêvées) et comment la grimpe assurait une évasion : la grimpe est ici perçue en des termes poétiques, comme une fuite vers la transcendance (transe en danse). Cela nous démontre une fois de plus que l'exclusion sociale, la créativité et la grimpe peuvent faire bon ménage ( Johnny Dawes, malgré ses origines bourgeoises, vit comme un clochard, un pauvre qui n'a que le geste). Dans Best forgotten art , il rend un hommage vibrant à l'escalade traditionnelle en fissures, signe d'un certain attachement à l'escalade tel qu 'elle se pratiquait à ses origines.
Animé par ce même souci historique, Hard Grit, qui a lui bénéficié d'une large couverture médiatique et d'une bonne diffusion, mélange savamment suspense (la séquence d'ouverture), extrême (les ascensions de Grieve, Moon, Moffat, Houlding et bien d'autres) et mémoire (un narrateur nous conte les origines de l'escalade sur Grit, avec un recours de vrais et fausses images d'archives). Le Royaume-Uni a su faire perdurer une certaine éthique, et c'est cette moralité persistante qui se retrouve tant dans la pratique de l'escalade sur Gritstone (refus des protections artificielles) que dans leur excellente cinématographie d'escalade. Alors que les Français essaient ridiculement de scénariser et de rester "in" (Zhâa ), de se complaire dans une image passéiste dégoulinante d'autosatisfaction ( Verdon forever ,Arrow Head ), ou au mieux d'arborer dans une triste sobriété des parois sikatées, construites pour parfaire l'image de quelques compétiteurs ( vidéo Roc'n Wall 97 ), les Anglais s'efforcent de renouveler un genre. Leurs films sont incontestablement plus pros (ils disposent d'ailleurs de structures de production mieux adaptées), savent se montrer inventifs et également soucieux de transmettre l'éthique et la mémoire de leur grimpe.
Tout cela pour dire que si notre sport a subi des évolutions marquantes, sa représentation filmique semble accuser un certain retard puisque à ma connaissance, on n'a guère fait mieux en France que La vie au bout des doigts et Opéra Vertical . On ne peut qu'applaudir les Anglais qui, en plus de faire des voies extrêmes (la réalisation par Steve McLure du projet de Kinsley n'est-elle pas la plus belle croix de l'année, avec celle d'Iker Pou ?) et expos, parviennent à nous offrir des films alliant authenticité, sens du rythme et vrai spectacle.
Avertissement : Je tiens à préciser que les critiques formulées ici ne concernent que les films cités, que j'ai tous vus. Et je remercie tout de même leurs auteurs, car un film d'escalade aura toujours le mérite d'exister. Enfin, étant donné la difficulté d'accéder à des autres vidéos (et il y en a bien d'autres), cet article ne peut prétendre à l'exhaustivité.
Remerciements : Nicolas Meyer, Arno Köppel, Jean-Minh Trinh Thieu, Loïc Fossard, Thomas Leleu pour le prêt de leurs cassettes vidéos.
Bibliographie :
Montrer le sport, photographie, cinéma, télévision, ouvrage collectif, Les cahiers de l'INSEP.
Filmer le sport, Charles TESSON, encyclopédie Universalis.
Génération glisse, la révolution du sport des "années fun", Alain LORET, Autrement.
Florent Wolff