
"Casse des briques"
Incassable, de Night Shyamalan
Il y a eu le phénomène "Sixième sens", il n'y aura sûrement pas de phénomène "Incassable", si tant est que cette appellation ne soit ramenée qu'aux chiffres d'entrée. "Le sixième sens" avait su recyclé avec une certaine pertinence les recettes du thriller démago, alors que le dernier opus de Shyamalan, sous couvert de « titre appeal » et de bandes-annonces effrénées, s'efforce de construire une cohérence mystique, spectrale et austère, ce qui devient assez exceptionnel à Hollywood. Grâce aux millions de spectateurs du "Sixième sens", Shyamalan a réussi à s'imposer aux studios et a pu gagner son statut d'électron libre au sein d'une production massifiée. Le moins que l'on puisse dire est qu'il a merveilleusement tiré profit de cette liberté (tournage à Philadelphie, dans l'ordre du scénario, gardant systématiquement les premières prises).
Ce détachement du carcan hollywoodien est très tôt perceptible. Incassable s'ouvre sur une curieuse épitaphe sur les chiffres de la BD aux Etats-Unis. Puis un sobre flash-back sur une scène d'accouchement sordide dans une arrière-boutique. Entre deux bouffées de pop-corn, le spectateur s'impatiente, toujours rien ne décolle. Enfin, on espère la scène catastrophe avec un déraillement sanguinolent. Mais non, de ce train Shyamalan, dont on cerne dorénavant ses volontés auteurisantes, ne retiendra que ces délicieux travellings latéraux, en forme de plans-séquences apaisés. Cinq minutes, deux séquences, c'est le temps qu'il aura fallu à Shyamalan pour briser, non pas des vitres, mais un bon paquet de conventions de filmage, et à remplacer notre frustration primitive par un éveil intrigué par ce climat incertain. Tout le film reposera ensuite sur ce principe d'attente, véritable jeu de nerf pour le spectateur. Incassable présente en fait une foultitude d'actions avortées (le déraillement du train ou l'accident de voiture que l'on ne verra jamais, sinon par bribes), de scènes suggérées. Car plutôt que de filmer du déjà vu, Shyamalan préfère ne rien filmer du tout, et revigore du coup toute une philosophie du hors-champ. Toute la noblesse du film se comprend dans sa persistance à chercher du jamais (rarement) vu, à traquer la surprise. Car bien malin est le spectateur qui pourrait deviner la scène qui suit ou la façon dont Shyamalan va poser sa caméra. Tout cela est filmé sans paresse aucune. Certes, on ne peut pas imaginer un scénario moins plausible, mais on relèvera néanmoins ses riches inspirations (les comics, haltères, maladies génétiques et autres terrorismes) et sa construction roublarde, un peu à la manière de l'Egoyan des Beaux Lendemains. Sans pourtant sombrer dans les méandres des films puzzles aux scénarii labyrinthiques et des frénésies clippées aux esthétiques asphyxiantes (The Cell étant le dernier exemple en date), Incassable se dévoile dans la cohésion et la fluidité, distillant la densité de son récit avec le même raffinement que la rareté de ses plans.
Les grosses métaphores manichéennes sur la lutte entre le Bien (Willis en homme de marbre à la Wajda) et le Mal (Jackson en homme de verre version Hannibal) entacheront un peu, mais rien n'empêchera l'ambiance à la limite de l'ésotérisme, celle du De Palma des meilleurs jours (Carrie, auquel Incassable semble faire références par ses nombreuses plongées, contres plongées), d'envahir le film.
Inutile de vous redire qu'Incassable, grand film serein sur l'excitation, se situe très loin d'un produit standardisé. Rarement un film aura autant mérité son titre : incassable, il l'est, Hollywood ne l'est plus.