"L'art du solo ?"

C'est un lieu commun que de dire que la richesse de l'escalade est sa variété.
Il semble en effet évident que ce sport comporte un vaste champ de pratiques. Mes articles précédents tendent plutôt à reconnaître cette diversité, diversité qui pourtant paraît à bien des égard en péril.
Ici je vais aborder la part sans doute la plus paroxystique et la plus fascinante de la grimpe : le solo intégral.
À l'opposé de la compétition, le solo met en jeu la vie en plus du corps et par le corps. La chute se solde par la mort, sinon par de graves blessures.
Grimper sans corde multiplie et intensifie évidemment les enjeux : l'escalade devient animée par la volonté de survie et prend une tournure assurément tragique.


1. Origines
La naissance du solo en tant qu'acte gratuit et autonome se situe peut-être avec l'avènement de l'alpinisme.
La date habituellement retenue est celle de 1492.
En effet, l'ascension du Mont Aiguille au XVe siècle, avec du matériel que l'on n'imagine pas très sûr, devait sans aucune s'apparenter à une forme de solo, dès lors que lors que ces alpinistes ont risqué leurs vies dans un terrain précaire.
Cela dit, ces braves n'en étaient sans doute pas conscients et n'abordaient pas cette aventure, aussi incertaine soit-elle, avec le volontarisme du soloiste.
Mais où se situe exactement la différence entre l'alpinisme et le solo intégral en escalade.
Si les deux comportent des risques objectifs (l'objectivité se définissant ici par le non maîtrisable), le solo en escalade, outre la différence de terrain, joue de façon plus délibérée avec l'aléatoire, là où l'alpiniste tend à le diminuer.
Cela dit, cette définition a des limites puisque le soloïste prépare également son solo, mais simplement d'une façon différente (travail d'un mouvements pour l'un, apprentissage d'un itinéraire pour l'autre, par exemple).
La différence se situe également au niveau des pratiquants.
L'alpiniste est un sport grand public, du moins en été (voire la pénible promiscuité sur l'arête des bosses au Mont-Blanc), alors que le solo en escalade touche une minorité de personnes sûrement à cause de sa tendance à l'extrême.
Rares sont les grimpeurs du sixième et même du septième degré qui le pratiquent (sinon par curiosité une seule fois mais le renouvellent rarement avec régularité), il est le domaine privilégié des octogradistes. Mais, insistons bien que c'est une pratique à part entière, même chez les forts grimpeurs.
Certains diront même qu'elle n'est pas comparable avec l'escalade proprement dite.
Quoi qu'il en soit, il est intéressant à noter que le solo est né avec l'escalade libre si tant est que celle-ci date du début des années 80. Mais nous reviendrons sur ce point d'importance dans la troisième partie.


2. Sensations
En effet, les différences sont nombreuses, avant tout du point de vue de la motivation.
Le grimpeur lambda aspire à se faire plaisir, soit dans des voies de niveau modeste (pratique hédoniste), soit en progressant (pratique performative, l'opposition est bien sûr discutable).
Le soloiste est, c'est le moins que l'on puisse dire, en recherche d'émotions fortes.
Il veut faire de l'escalade un acte fondamental, une expérience décisive et marquante de sa vie. On justifie souvent le solo comme une recherche ultime d'adrénaline, une tentative extrême d'évasion.
Le grimpeur anglais Peter CROFT le décrit comme un exercice euphorique nécessitant une vigilance de tous les instants : "un état d'excitation totale et une vive concentration".
C'est le premier paradoxe du solo et un paramètre délicat à gérer, car danger rime pour le commun des mortels avec panique.
Et l'on comprend aisément que le solo qui nécessite la plus parfaite maîtrise et connaissance de soi est tout à fait incompatible avec un état de panique.
Soit il ne faut pas avoir peur pour rester concentré, soit c'est la concentration qui empêche la peur.
Dans tous les cas, quoi de plus intense émotionnellement que de jouer avec la fatalité. Alain ROBERT, le soloïste le plus fameux au monde, affirme que "c'est un jeu avec la vie et la mort".
Le solo rapproche, dans un rapport étonnement symbiotique, le morbide au ludique. Le plaisir du risque, une authentique roulette russe, la falaise faisant office de barillet.
Mais dans la roulette russe, le hasard est maître alors que la maîtrise du grimpeur, la transcendance de l'idée de mort pourra le sauver. Selon le maître Güllich, c'est là que se situe l'essence du solo : "un combat délibéré contre la conscience de la mort pour arriver à une sensation intense de la vie".


3. Sens
Ces rapports entre la mort et le jeu peuvent être qualifié de malsain ou de cynique ; il n'empêche qu'ils ont le mérite d'ouvrir des portes à notre sport.
Loin de faire un éloge du solo (qui pourrait s'apparentait à un appel au crime cher aux surréalistes), force est de reconnaître que celui-ci enrichit de manière conséquente la pensée de l'escalade.

Pour Alain ROBERT toujours, "le solo représente une philosophie et non un sport". Effectivement, le solo induit bien des thèses, ouvre des portes et des réflexions.
Il peut même s'apparenter à un médium, et rappelons que, depuis MacLuhan, "le message est le médium". Autant dire que le solo constitue un message autonome autant qu'un médium spectaculaire.
D'ailleurs, le solo intégral représente la part la plus médiatisée de notre sport.
Bien plus que la compétition, il sait fasciner le grand public, évidemment plus intéressé par du vide à connotation morbide que par un podium d'athlètes inconnus. Le public peut immédiatement déchiffrer la règle du jeu :
ne pas tomber c'est vivre.
Fort de la connaissance de ce potentiel de diffusion, Alain ROBERT adjoint une dimension supplémentaire au solo, celle d'être un support, un vecteur de transmission idéologique.
ROBERT en "profite" donc pour engager, politiser ses ascensions. Ainsi, on l'a vu arborer une tenue indienne pour défendre la cause de ces derniers.
L'escalade redevient marginale pour défendre des marginaux.
Car, justement, le solo est une pratique en marge, quasiment asociale ce qui lui permet de communiquer sur ce thème.
Au contraire de la compétition qui en est la négation, le solo vise un certain retour aux valeurs primitives de l'escalade libre.
Dès lors que l'on parle des origines, il est inévitable de revenir à Patrick EDLINGER qui, avant d'être un compétiteur acharné, était un fan de solo.
Dans sa période nomade (" vivre et grimper seul "), le solo ne faisait qu'appuyer son exclusion sociale et donc son idéologie des marges. Le solo s'imposait dans sa démarche comme la recherche du "style le plus pur qui soit", et attestait le caractère exceptionnel de l'escalade.
Peut-être que celle-ci n'aurait pas été désigné comme " mode de vie " si elle n'avait pas inclus cette pratique ultime du solo.
Dans tous les cas, faire du solo aujourd'hui, c'est montrer un attachement aux valeurs de l'escalade totale, celle de la " vie au bout des doigts ". Mais, c'est aussi se fondre dans la disponibilité actuelle des sportifs au danger (cf. le succès, avant tout médiatique au vue du nombre restreint de ses participants, du base-jump).
Mais, si le solo tend effectivement vers les extrêmes, il va se diriger également vers la sphère artistique.
Il a son style propre, celui du dénuement le plus total, il aspire à une forme élémentaire et symbiotique : l'humble grimpeur ne faisant qu'un avec le minéral.
On voit pointer des comparaisons plus ou moins pertinentes avec des mouvements de l'art contemporain, tel le Land Art (communion écologico-esthétique avec la nature, cette dernière servant de support créatif) ou, plus lointainement, avec le Minimal Art (forme simple, omniprésence de l'art).
Mais, c'est l'art corporel qui pourrait le plus se rapprocher avec le solo.
Ainsi, Body Art et Solo partagent cette attirance à la mise en danger du corps. Ils conçoivent l'expression par le risque, la transmission par le corps en péril.
L'art se doit ici d'être supporté par l'extrême, véritable impératif à la création.
Il suffit de se plonger dans le contexte du penchant inéluctable de l'art et du sport vers le spectaculaire pour constater que le solo s'affirme comme un usage idéal.
Le sport, par essence, est un spectacle, ce qui ne le fait, pour autant, perdre en authenticité. Le sport est une activité construite pour être regardée (ce n'est nullement péjoratif) et la lisibilité du solo est aussi exceptionnelle qu'immédiate. Il conjugue art (il est expressif et bénéficie du rapprochement de l'escalade à la danse sport), sport (le solo est un effort codifié, avec ses règles propres) et spectacle (quoi de plus spectaculaire que la contemplation de celui qui risque sa vie volontairement).

On voit que le solo joue autant avec les extrêmes que les paradoxes, ce qui en rend une pratique nécessaire mais, heureusement, vouée aux marges.
La situation n'en reste que plus floue :
l'enjeu de mort comme garant de vie d'un sport.

Bibliographie
- Gilbert A. Tiberghiem, Land Art, Paris, 1993.
- Art minimal 1&2, CAPC- Musée D'Art contemporain, Bordeaux, 1985.
- François Pluchart, L'Art Corporel, Paris, 1983.
- Artitudes, janvier-mars 1975.
- Hervé Gauville, L'art depuis 1945 groupes et mouvements, Hazan 1999.
- Heinz Zak, Grimper avec les grands, Rock Stars, Athaud.

Florent Wolff