"La voie la plus dure au monde ? ?"

Le moins que l'on puisse dire est que cette année aura été exceptionnelle en réalisations : souvent sur les terres françaises (Eaux Claires, Céüse, Gorges du Loup), beaucoup plus rarement par des français qui, par contre, excellent et dominent le monde de la compétition. Sans omettre bien sûr les répétitions marquantes en Allemagne (Action Directe et de nombreux 8c du Frankenjura) et en Suisse (Elfe, et tout récemment Bain de Sang). Le propos n'est pas ici de regretter déplorer une fois de plus le manque de dynamisme des, pourtant très forts, grimpeurs français en falaise mais de s'interroger sur le mythe de « la voie la plus dure au monde ». Depuis que l'escalade existe, les grimpeurs du haut niveau aspirent plus ou moins secrètement à gravir la voie la plus dure au monde. Mais quelle est-elle ? Y en a t-il seulement une ? De Grande Illusion (8a) à Akira (9b), en passant par les Mains Sales (8b), Ravage (8b+), Wall Street (8c), Hubble (8c+) et Action Direct (8c+/9a), toutes ces voies furent désignées, à un moment ou un autre, de « voie la plus dure au monde ». Une notion d'apparence bien naïve surtout quand on connaît l'éventail des styles et des difficultés en escalade (un 9a bloc est-il plus dur qu'un 9a conti ? Et autres questions éternellement sans réponses) mais qui, pourtant, a la vie longue et la dent dure. Cet été, les médias s'enflamment, pour "Realization", soit l'intégrale de Biographie réalisée par Chris Sharma qui, non sans classe, se paie le luxe de remporter une épreuve de coupe du monde et surtout de s'y faire éliminer pour usage de Cannabis : on voudrait faire « cool », on ne s'y prendrait pas autrement, mais bon, on sait que les Américains ont une longueur d'avance quant à la construction d'une image charismatique et ultra attractive pour les médias. Enfin, le maillon manquant de la difficulté est arrivé (tout le monde parle d'un 9a+), dans une des falaises les réputées au monde (Céüse) et par la voie qui a fait couler le plus d'encre ces dernières années et qui plus est par la star absolue des rochassiers. Le XXIe siècle aura son Wolfgang Güllich et il est, c'était prévisible, Américain.

Un article consultable actuellement sur le site 8a.nu met quelques bémols à cette idylle toute hollywoodienne (celle de l'acharnement rituel du protagoniste qui aura fini par porter ses fruits après plusieurs années de suspense). Car en ce moment, c'est un autre grimpeur qui retrouve ses galons de noblesse, et cette fois je devrais me taire car il est français, Fred Rouhling. Sa voie Hugh (gravie en 1993 alors qu'on lui reprochait déjà d'annoncer 9a sans qu'il ait fait 8c+) a été répétée par un italien peu connu jusqu'alors (Alessandro Lamberti qui ne prend hélas pas la peine de se faire photographier dans l'un des quatre mouvements très durs de la voie) et qui confirme la cotation à 9a. Un mois plus tard, c'est au tour de Fred Rouhling de faire tomber le fameux Bain de Sang (un 9a également ouvert en 1993 par Fred Nicole et qui n'avait jusque-là été répété que par son frère). L'article nous dit en substance que si Rouhling est capable de répéter Bain de Sang (en même temps que le local, Cédric Bersandi) « en quelques essais » (ce qui ne veut rien dire), c'est donc qu'Akira est sans aucun doute la voie la plus dure au monde. Comble du comble, on apprend que Fred Rouhling est un grimpeur discret (l'auteur de l'article n'a sans doute pas lu les innombrables « Grimper » qui lui ont consacré d'élogieux articles). Si Akira n'a pas été répétée, la cotation n'en a pas été confirmée. C'est toute l'ambiguïté d'une voie « uni ascensionniste » (sans répétitions) : elle peut-être très dure, assez laide ou dangereuse, par contre sa cotation reste encore incertaine car la norme communément admise veut que celle-ci émerge d'un consensus de la part des grimpeurs. Les répétiteurs attestent (comme pour Hugh par exemple) ou non (comme apparemment Elfe et bain de sang) la difficulté de l'itinéraire. Il me semble qu'Akira répond aux trois critères cités précédemment ce qui complexifie pas mal la chose. La voie n'est assurément pas « facile » (il serait étonnant qu'elle soit moins que 8c car elle fut tout de même essayée par des grimpeurs très forts -Tribout, Dreyfus, Andrada, ...-) et, beaucoup de témoignages concordent à dire qu'elle est assez peu attirante (grotte très sombre, une voie humide et sikatée, bien qu'apparemment naturelle, même si cela ne veut plus dire grand chose). Bien sûr on peut ouvrir des voies où l'on veut et comme l'on veut, mais de sa localisation dépendra largement son nombre d'ascensions. Et l'on comprend aisément qu'un itinéraire extrême qui suppose un minimum -et souvent un maximum d'investissement gagnera en popularité s'il est « beau » et qu'il se trouve dans un endroit agréable et accessible. Fred Rouhling a lui-même reconnu que si Daniel Andrada avait abandonné Akira c'est qu' « il ne voulait pas se faire une cheville à chaque essai ». Cette voie comme Archipel (un 8c+ de Fred) n'est visiblement pas d'un travail commode. La première partie s'effectue sans corde, ce qui suppose d'être soit très téméraire, soit très fort et de ne pas pouvoir tomber, soit enfin de disposer d'une ribambelle de crash-pad ce qui, on en conviendra, n'est pas évident en voyage.

On conçoit que Biographie soit plus attirante qu'Akira et il est donc parfaitement légitime qu'elle connaisse un nombre de visites supérieur. Peut-elle pour autant prétendre au titre si convoité de « voie la plus dure au monde » ? Certainement pas, ni plus ni moins que d'autres voies car c'est la notion même qui est à remettre en cause. Cette recherche assez proustienne et vaine de la voie la plus dure est un signe assez flagrant d'introduction du système compétitif des performances mesurables dans le monde hypothétiquement pur de la falaise ; une démarche qui semble s'être multiplié depuis l'arrivé en masse de sites web consacrés à l'escalade. Le site 8a.nu qui vise à une classification mondiale des falaisistes est animé d'une volonté identique : l'obsession classificatrice et hiérarchisante. Quel est le grimpeur le plus fort ? Quelle est la voie la plus dure ? Mais bon, ne nous leurrons pas et le succès du site suédois est assez exemplaire à ce titre : c'est ce que nous voulons tous et c'est ce qui fait sans doute de l'escalade un sport aux préoccupations somme toute peu originales. Des questions, telles « Graham a t-il fait la croix ? », « Chabot est-il sur le podium ? » ou encore « Le Racing a t-il gagné ? », « Schumacher est-il devant ? » sont-elles si différentes ? La médiatisation et ses inévitables impératifs de lisibilité appelle la hiérarchisation des performances. Si le web l'a certainement intensifiée, cette aseptisation normative n'est pas récente, on en retrouvait des prémisses déjà forts à une époque où justement on nous disait que « l'escalade n'est pas un sport de vie mais un mode de vie » (Patrick Edlinger). Un vœu pieu visiblement car quelques années plus tard, l'auteur de cette phrase présidait au hit-parade des « « 30 meilleurs grimpeurs du monde» (le « Top 30 » » du magazine Vertical) et traînait avec assiduité ses chaussons sur les murs de compétition. Ne revenons également pas sur l'échec indiscutable du Manifeste des 19, ultime et candide tentative d'échapper à l'inéchappable ...

Désormais, à l'heure de l'omniprésence des SAE privées et d'un circuit compétitif raisonnablement développé, nous n'avons plus cette naïveté de croire que l'escalade est détachée des contingences sportives, mais nous nous obstinons encore à cette recherche illusoire du meilleur et de la plus dure. La compétition, de ce point de vue, est nettement plus franche et nous affiche sans complexe et sans discussion ses tonnes de classements. Même si au titre de Champion du Monde d'Escalade », je remplacerai sans sournoiserie mais avec la juste honnêteté qui s'impose, le dernier terme par celui de « SAE ».

Bien sûr, et c'est certainement le seul argument valable, on pourra toujours me rétorquer qu'il s'agit de rêver, et que le rêve se nourrit des extrêmes. « Biographie, la voie la plus dure au monde » : c'est un bien beau tableau, quasiment aussi propre que celui de nos nombreux compétiteurs qui se voient porter la flamme olympique. Pour ma part, la voie la plus dure au monde restera et restera toujours à gravir et mon rêve se nourrira de son absence.

Florent Wolff